Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
l'âme&I'am
5 février 2012

JACQUES. 88 ans (Extrait du livre de Bernard Werber « l’empire des anges »)

JACQUES. 88 ans.

 

J'ai quatre-vingt-huit ans et je sais que je vais mourir. Pourquoi ai-je duré si longtemps ? Parce que j'en avais besoin pour mener à bien ma « mission ». Trente-sept livres. JeVoulais en publier un par an, j'y suis presque arrivé. Je rédige mon dernier, celui qui explique et relie tous les autres. Mes lecteurs comprendront pourquoi il y avait toujours dans mes livres des personnages portant les mêmes noms de famille. En fait, tous mesLivres étaient une prolongation les uns des autres et, de ce fait, il n'y a jamais eu rupture. J'explique enfin le lien qui unit mes livres sur les rats à mes livres surle Paradis, à celui sur le cerveau et à tous les autres encore. Sur l'ordinateur portable que j'ai demandé à l'hôpital qui m'accueille, j'ai inscrit la chute définitive :« Fin. » L'idéal aurait été que j'expire en frappant ce mot, tel Molière mourant sur scène. Moi j'attends. La mort diffère. Pour patienter, je me livre à un énième bilan. Je suis toujours un anxieux mais, avec Nathalie, j'ai évolué. Je suis parvenu à sortir de la solitude car, avec elle, les bons ingrédients étaient réunis pour réaliser la formule magique : 1 + 1=3. Tous deux, nous sommes autonomes. Tous deux nous sommes complémentaires. Tous deux nous avons renoncé à changer l'autre et accepté nos défauts respectifs.Elle m'a appris à améliorer encore mon lâcher-prise. Je parviens maintenant à tenir plus de vingt secondes en ne pensant à rien et c'est très reposant. Avec Nathalie, j'ai su ce qu'est un couple authentique. Il se résume à un mot : « Complicité. » « Amour » est trop galvaudé pour conserver encore un sens. Complicité. Connivence. Confiance. Nathalie a toujours été ma première lectrice et ma meilleure critique. Elle, qui se passionne pour l'hypnose, pratique des régressions et affirme que nous nous étions déjà connus dans des vies antérieures, en tant qu'animaux et en tant qu'humains. Voire même en tant que végétaux. J'étais pollen, elle était pistil. Elle dit que nous nous sommes aimés en Russie et aussi dans l'Egypte antique. Je n'en sais rien, mais il me plaît d'y réfléchir. En dehors de ses « tours », Nathalie ne m'agace que sur un point. Elle a toujours raison, et quoi de plus crispant que ça ! Ensemble, nous avons eu trois enfants, deux filles et un garçon. Je leur ai laissé faire ce qu'ils voulaient. Par ailleurs, je n'ai jamais renoncé à ma démarche de guetteur du futur. Au départ, je me suis servi de la science comme outil. J'estime à présent que les scientifiques ne sauveront pas le monde. Ils ne trouveront pas les bonnes solutions, ils ne feront qu'indiquer les dégâts provoqués par les mauvaises solutions. Il est trop tard pour jouer les révolutionnaires. J'aurais dû apprendre à m'énerver et à tonner quand j'étais jeune. La colère est un don de naissance. Je laisse àD’autres, à ma fille aînée particulièrement vindicative et révoltée par exemple, le soin de poursuivre cette quête. Professionnellement, je crois que j'ai eu tout ce que je voulais. J'ai été ce rat autonome que je rêvais de devenir. Pour ne pas avoir de subalternes ni de chefs, j'ai payé. Mais ça me semble normal. À mes enfants, j'ai dit : «Le plus beau cadeau que je puisse vous offrir, c'est de vous donner l'exemple d'un pèreHeureux. » Je suis heureux parce que j'ai rencontré Nathalie. Je suis heureux parce que ma vie a été sans cesse renouvelée, pleine de surprises et pleine de remises en question qui m'ont contraint à évoluer. Dans cet hôpital, je me délabre. Je sais que grâce aux nouvelles conquêtes de la médecine je pourrais vivre plus longtemps, mais je n'ai plus envie de me battre, même contre des microbes. Ils ont fini par gagner la guerre contre mes lymphocytes. Ils ne se prélasseront pas dans mon intestin.

Mon vieux cœur me lâche doucement. Le temps est venu de rendre mon tablier. J'ai donc rendu peu à peu tout ce qui m'a été donné. J'ai légué tous mes biens à ma famille et à des associations caritatives. J'ai demandé à être inhumé dans mon jardin. Pas n'importe

Comment, à la verticale. Les pieds vers le centre de la Terre, la tête vers les étoiles. Pas de cercueil, pas de sachet protecteur, que les vers puissent me manger à la bonne franquette. J'ai demandé aussi qu'on plante un arbre fruitier sur ma tête. Il me tarde maintenant de reprendre ma place dans le cycle de la nature. Lentement, je m'apprête au grand saut. Je suis grand malade depuis neuf mois maintenant, le même temps que pour une naissance. Un par un je me libère de mes vêtements, couche par couche, protection par protection. À mon arrivée à l'hôpital, j'ai délaissé mes costumes de ville pour enfiler un pyjama. Comme les bébés. J'ai abandonné la position debout pour rester au lit. Comme les bébés. J'ai rendu mes dents, mon dentier plutôt car mes dents sont tombées depuis belle lurette. Mes mâchoires sont nues. Comme les bébés. Vers la fin, j'ai rendu ma mémoire, compagne de plus en plus volage. Je ne me souvenais que du passé lointain. Ça m'a beaucoup aidé à partir sans regret. J'ai eu peur d'être frappé de la maladie d'Alzheimer, lorsqu'on ne sait plus reconnaître les siens ni se souvenir qui l'on est. C'a été ma grande hantise. Dieu merci, cette épreuve m'a été épargnée. J'ai rendu mes cheveux. De toute façon, ils étaient devenus blancs. Je me suis retrouvé chauve. Comme les bébés. J'ai rendu ma voix, ma vision, mon ouïe. J'ai fini par devenir pratiquement muet, aveugle, sourd. Comme les nouveau-nés. Je redeviens un nouveau-né. Comme un nouveau-né, on m'emmaillote, on me nourrit de bouillies et je perds mon langage pour gazouiller. Ce qu'on qualifie de « gâtisme », ce n'est que se repasser le film à l'envers. Tout ce qu'on a reçu, on doit le rendre comme on remet un costume au vestiaire, la pièce de théâtre terminée. Nathalie est ma dernière couche protectrice, mon dernier « vêtement ». Je dois donc la repousser pour que ma disparition ne la chagrine pas trop. Elle ne m'écoute pas, elle reste insensible à mes récriminations, elle hoche la tête en souriant comme pour dire : « Je m'en fiche, je t'aime quand même. » Le médecin qui s'occupe de moi apparaît un jour accompagné d'un prêtre. C'est un jeune à la peau pâle et qui transpire beaucoup. De but en blanc, il me propose l'extrême-onction. Il paraît qu'on a fait le même coup à Jean de La Fontaine. Sur son lit de mort, on l'a obligé à renier ses ouvrages érotiques s'il voulait être enterré décemment dans un cimetière au lieu d'être jeté à la fosse commune. Jean de La Fontaine a cédé. Pas moi. J'explique mon point de vue. Tous ceux qui ont la foi m'énervent. Cette prétention de s'imaginer connaître la dimension au-dessus ! Je suis convaincu que les religions sont démodées mais alors, quelle cause mérite qu'on s'y intéresse ? Je lève les yeux vers le plafond et aperçois une araignée qui tisse sa toile. Quelle cause mérite qu'on s'y intéresse ? La réponse me parvient, fulgurante : « La vie. » La vie telle qu'on la voit.C'est suffisamment magique pour n'avoir pas besoin d'inventer quelque chose de plus.

— Ne voulez-vous pas qu'on parle plutôt de votre peur de mourir ? demande le prêtre.

— On a peur de mourir tant qu'on sait que ce n'est pas le moment. Maintenant, je sais que c'est le moment. Alors, je n'ai plus peur.

— Croyez-vous au Paradis ?

— Désolé, mon père. Je crois qu'après la mort il n'y a rien.

— Quoi ! Se récrie-t-il. Vous qui avez écrit sur le Paradis, vous ne croyez à rien ?

— C'était juste un roman, rien qu'un roman. Le soir même, je suis mort. Nathalie était là et elle s'est endormie en me tenant la main. Mon corps s'est recroquevillé en position fœtale. Ma dernière pensée a été : « Tout va bien. »

Publicité
Publicité
Commentaires
l'âme&I'am
Publicité
Archives
Publicité